Notre corps ce héros
Magazine DS, Février 2006
Citius, altius, fortius : plus vite, plus loin, plus fort. Jusqu’à quand le corps humain va-t-il pouvoir répondre à la devise olympique ? Doit-on se résigner à voir bientôt s’arrêter la course aux chronos ?
Courir 100 mètres en 9’’77 secondes, bondir à 2 mètres 45 au-dessus du sol ou lancer un javelot à plus de 98 mètres… les fous du stade poussent leurs corps aux limites du possible. Grâce à une hygiène de vie très cadrée et des entraînements ciselés, leurs corps se façonnent d’année en année pour se surpasser, répondre aux attentes du public et des sponsors. Les sportifs de haut niveau sont condamnés au record. Sur quels critères sont choisis les jeunes athlètes ? Les fédérations sportives guettent les jeunes dotés de qualités musculaires en rapport avec la discipline. Des muscles riches en fibres rapides pour les sprinteurs, généreux en fibres lentes pour les coureurs de fond (voir notre encadré). La capacité d’oxygénation du muscle, le fameux VO2max bien connu des sportifs d’endurance, est par ailleurs un gage de réussite. Car l’oxygène conditionne la combustion des sucres et des graisses qui fournit l’énergie nécessaire à la contraction musculaire. Mais le potentiel d’un sportif ne se résume pas à son patrimoine génétique. « Il est très difficile de repérer les graines de champion, reconnaît Renaud Longuevre, entraîneur de l’équipe de France d’athlétisme. Statistiquement, on s’aperçoit que les meilleurs à 15 ans ne le sont souvent plus à 25 ans. C’est un pari permanent. » Le développement du corps à la puberté, la structuration de l’esprit et la constance sont autant de paramètres qui déterminent le devenir d’un sportif. Ladji Doucouré, champion du monde en titre du 110 mètres haies, est un bel exemple de persévérance. « Ladji est très résolu, constate son entraîneur. À 22 ans, il a déjà 9 ans d’entraînement intensif derrière lui. Il a su faire très tôt les sacrifices qui s’imposent. »
Héros ou masos ?
Les champions doivent avoir un mental d’acier pour infliger à leur corps un tel investissement et autant de restrictions. On peut alors s’interroger sur leurs motivations, au-delà de la reconnaissance financière et sociale. Selon Christian Legros, psychiatre et psychologue, le narcissisme et l’héroïsme sportif dopent leur volonté : « on parle des dieux du stade, ce n’est pas un hasard. Dans les sports de l’extrême, il peut aussi y avoir un lien avec la pulsion de mort : aller toujours plus loin que l’autre, que soi-même, donc approcher la mort. » Les sportifs seraient-ils alors des masochistes en puissance ? « Non, répond le psychologue, car la compétition n’a rien à voir avec le masochisme. Le masochiste, qui se fait fouetter ou qui s’enfonce des aiguilles, a une jouissance à se faire mal sans effort. » Mais le sport à haute dose peut procurer un réel plaisir, voire une addiction. Stimulé par un effort intensif, l’organisme sécrète des endorphines, petites sœurs de la morphine. Véritables drogues intérieures, elles atténuent la douleur et donnent naissance à un second souffle, bien connu des marathoniens. Le corps ne manque donc pas de ressources et s’adapte. Jusqu’où ? Il peut réserver quelques mauvaises surprises.
Le sport, c’est (vraiment ?) la santé…
Consommé avec modération et surtout avec une alimentation et un entraînement adaptés, le sport est bien évidemment bénéfique. Avec un cœur musclé, des vaisseaux toniques, un squelette solide et une belle ligne, le capital santé se trouve renforcé. Mais le sport peut-il devenir dangereux ? « Essentiellement lorsqu’il y a surentraînement, explique Rémi Mifsud, médecin du sport. Les grands sportifs pêchent souvent par excès. Claquages musculaires et tendinites sont les principaux motifs de consultation. S’y ajoutent les cloques, les plaies dont souffrent les gymnastes (aux mains et aux pieds), les problèmes de peau des nageurs.» A chaque discipline ses bobos, avec parfois des conséquences bien désagréables sur la vie intime de nos champions. Des études menées aux Etats-Unis et en Italie ont en effet révélé des troubles de l’érection chez certains cyclistes. Le design de la selle sur laquelle l’essentiel de leur poids repose serait la cause de leurs défaillances. Longue et étroite, la selle d’un vélo de course n’accueille qu’une petite partie de l’entrejambe : le périnée (situé entre l’anus et les parties génitales). Une pression prolongée sur le périnée diminuerait les sensations et la circulation sanguine alimentant le pénis. À la longue, le débit sanguin ne suffirait plus pour permettre une érection entière et satisfaisante. Mais pas d’affolement… car seuls 5 % des cyclistes de haut niveau seraient affectés.
Dopants : le kit de tous les dangers
Pour soulager leurs soucis de santé quotidiens et accroître leurs performances, certains sportifs consomment des produits illicites. Au-delà du problème éthique que pose le dopage, il ne faut pas oublier les conséquences catastrophiques de ces produits sur la santé. Anabolisants, corticoïdes, hormones de croissance sont autant de poisons qui peuvent mener au développement de maladies graves comme le cancer. Une étude sur l’espérance de vie des footballeurs italiens en témoigne. « Ils vivent en moyenne jusqu’à 55 ans, confie Rémi Mifsud, alors que l’espérance de vie de la population masculine est de plus de 70 ans. Même si ces chiffres ne sont peut-être pas imputables exclusivement à la prise de produits dopants, ils font réfléchir. »
La course du “no” limit
Mais le dopage est-il le seul moyen de battre les records actuels, de tenter des exploits de plus en plus fous dans des environnements de plus en plus extrêmes ? Que sait-on exactement sur les limites de la performance humaine ? « C’est difficile de répondre à cette question, avoue Laurent Grélot, physiologiste et pharmacologue (1). Les scientifiques ont de tout temps fixé des limites. Et elles ont toutes été systématiquement repoussées. Par exemple, des études très poussées avaient montré que l’ascension de l’Everest (8848 mètres) sans apport d’oxygène par caisson était impossible. Reinhold Messner et Peter Habeler l’ont fait en 1978, et depuis, bon nombre d’alpinistes ont suivi leurs traces. » Le corps a en effet des facultés d’adaptation étonnantes. En altitude, l’organisme a moins d’oxygène à disposition. Qu’à cela ne tienne. Il se débrouille en produisant beaucoup plus de globules rouges afin de fixer plus d’oxygène. C’est le phénomène d’hypoxie. « Mais attention, précise Laurent Grélot, le commun des mortels ne grimpera pas l’Everest sans oxygène. Messner est un monument physiologique. » Le corps peut donc plus ou moins s’adapter à la haute altitude. Et qu’en est-il dans les profondeurs des océans ? « Descendre en apnée au-delà des 100 mètres semblait impossible il y a encore peu, à cause de la pression énorme qu’exerce l’eau sur la cage thoracique. Or l’été dernier, le belge Patrick Musimu est descendu à 209 mètres. Le phénomène à l’origine de cette spectaculaire adaptation est appelée bloodshift. Le sang des viscères est propulsé vers les poumons pour éviter leur implosion. C’est un mécanisme qui n’apparaît que dans des situations de pression extrême. » La nature aurait-elle déjà tout prévu : que l’homme veuille grimper au plus haut des cimes, nager au plus profond des océans, voire vivre un jour dans l’espace ? Les scientifiques admettent qu’ils ont encore beaucoup à découvrir. « L’évolution des records fait l’objet de projections mathématiques, rajoute le physiologiste. Mais les méthodes ne sont pas encore au point. Par exemple, il était prévu que les hommes et les femmes se rejoignent en 2005 sur une même performance pour le marathon. Ce qui n’est pas le cas : Paul Tergat et Paula Radcliff ne courent pas encore au coude à coude, 11 minutes les séparent. » Les énigmes ne sont donc pas toutes résolues. Une chose est sûre, nous ne sommes pas au bout de nos surprises. Que les chronos ne pleurent pas, ils ont encore de belles années devant eux.
Encadré 1
Haricots verts et armoires à glace
Difficile de trouver des points communs entre la silhouette d’un marathonien et celle d’un sprinteur. Et pour cause. Les efforts demandés à leurs organismes diffèrent radicalement : effort endurant pour l’un, bref et violent pour l’autre. Afin de répondre à ces différentes contraintes, l’organisme développe deux types de fibres musculaires : les fibres lentes de la filière aérobie (avec oxygène) et les fibres rapides de la filière anaérobie (sans oxygène). Les premières sont sollicitées pour des efforts de longue durée, de plus de quelques minutes. Elles sont peu fatigables et très fines. Particulièrement bien irriguées, elles disposent de l’oxygène véhiculé par le sang pour brûler les glucides et les lipides. Les secondes, beaucoup plus épaisses, sont mises à contribution pour des efforts intenses, lorsque l’oxygénation n’est pas suffisante. Dans ce cas, soit le glucose se dégrade tout seul et il y a production d’un déchet acide (le lactate), soit le muscle fait appel à la phosphocréatine. Les déchets sont évacués progressivement par l’organisme. Si leur accumulation est trop importante, c’est la crampe.
Encadré 2
L’origine des courbatures : halte aux idées reçues par Laurent Grélot (1)
« Les courbatures interviennent 24 à 48 heures après un effort au cours duquel un muscle s’est contracté alors qu’une contrainte externe avait tendance à l’étirer. Comme pour le travail du quadriceps lorsque l’on descend une montagne avec un sac à dos chargé. Contrairement à ce que l’on peut lire un peu partout, les courbatures ne sont pas liées à l’acide lactique emmagasiné dans le muscle. La preuve : l’organisme élimine très rapidement le lactate, en quelques heures tout au plus. Alors de quoi s’agit-il ? Les courbatures apparaissent suite à des microlésions dans les tissus musculaires. Par conséquent, il vaut mieux s’abstenir de s’étirer lorsque l’on est courbaturé, car cela risque d’aggraver l’inflammation. Mais pas de panique, les tissus se régénèrent très vite. Les courbatures sont même bénéfiques, dans la mesure où le muscle s’adapte et se renforce pour les prévenir. On l’a tous déjà remarqué : une intensification de l’entraînement les fait disparaître. »
1Directeur du laboratoire sur les déterminants physiologiques de l’activité physique à l’IFR Marey de Marseille.