Les erreurs de l’ADN
Magazine Vivre, 1er trimestre 2010
Un monde presque parfait serait celui où notre génome se dupliquerait sans faire de fautes pour donner naissance à une cellule fille identique à la cellule mère. Mais la machinerie de duplication de l’ADN commet parfois des erreurs pouvant mener au cancer. Explications.
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Repères
Notre organisme reproduit à chaque instant un nombre faramineux de cellules. Le processus mis en œuvre, basé sur la duplication du génome, est d’une complexité inouïe. Un faux pas peut être synonyme de top départ pour le cancer. Comprendre les rouages de la duplication cellulaire est un défi d’envergure pour les scientifiques. Ce travail très fondamental semble bien loin du lit du malade, il est pourtant essentiel. Déchiffrer les mécanismes de la maladie pour, à terme, l’empêcher. Connaître pour mieux soigner. Des chercheurs de l’Institut Curie nous font partager leur aventure. Ils nous emmènent en voyage au cœur de la cellule, dans l’intimité de l’ADN, et nous éclairent ce petit monde. Des détails qui n’en sont pas.
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Connaître l’instant primordial où naît la maladie, décoder le subtil dérèglement de l’organisme qui déclenche le processus cancéreux… quelle gageure ! Car l’entreprise semble folle. En effet, le corps régénère plusieurs millions de cellules toutes les secondes. A chaque fois, l’ADN, le cœur de l’information cellulaire, se duplique selon un processus ingénieux pour donner naissance à une cellule fille. Huit heures sont nécessaires pour recopier trois milliards de caractères génétiques…ce qui correspond à une vitesse de plus de six millions de caractères par seconde ! Si une erreur se glisse, des cellules gardiennes interviennent pour stopper le processus. Mais parfois, ces sentinelles ne sont pas au rendez-vous et rien n’empêche à la cellule cancéreuse de naître, puis de proliférer. Derrière cette description simpliste de la formation d’une cellule malade se cache une complexité stupéfiante, dont l’équipe du Pr Michelle Debatisse, de l’Institut Curie, a percé certains secrets.
Le défi de l’ADN…
« Deux étapes critiques interviennent lors de la formation d’une nouvelle cellule, explique Michelle Debatisse, généticienne et Professeur à l’Université Pierre et Marie Curie, à Paris. La duplication de l’ADN tout d’abord, puis la mitose, c’est à dire la répartition du matériel entre les deux cellules filles. C’est essentiellement ces deux étapes qui sont à l’origine d’une instabilité éventuelle menant au développement d’un cancer. » Les 9 chercheurs de l’équipe « Organisation fonctionnelle et plasticité des génomes de mammifères » de l’Institut Curie travaillent à la paillasse pour décortiquer le fonctionnement savant de la duplication de l’ADN, la première de ces deux étapes clé. « L’ADN est une structure extrêmement condensée dans le noyau de la cellule, enroulée sous la forme d’une double-hélice, comme l’escalier du Château de Chambord. Déroulée, cette chaîne mesure deux mètres de longueur. Il va falloir la recopier en l’espace de quelques heures sans faire d’erreurs », poursuit la scientifique.
… parfois trop grand pour être relevé
Les chercheurs ont déjà repéré les sites les plus fragiles du génome humain où des problèmes de duplication se posent. Pourquoi ces sites sont-ils particulièrement vulnérables ? Hypothèse faite par la communauté scientifique : parce la duplication est plus longue et donc la probabilité qu’un accident de parcours survienne plus importante. Mais pourquoi la réplication serait-elle plus lente ? Grâce au marquage fluorescent de l’ADN et à la technique de peignage moléculaire (voir encadré), les chercheurs de l’Institut Curie ont suivi le mécanisme de réplication. Ils ont observé comment les deux brins d’ADN, initialement accolés, s’écartent l’un de l’autre sur de tous petits intervalles pour donner naissance à des excroissances, telles des petites bulles. Ces bulles, dans lesquelles le matériel génétique se duplique, grossissent et s’étendent le long de l’ADN. Elles gagnent petit à petit du terrain vers les zones où les brins sont encore soudés l’un à l’autre, et les sépare. Lorsque toutes les bulles sont assez grosses pour entrer en contact les unes avec les autres, le travail est terminé, la grosse bulle ainsi formée se scinde en deux pour donner deux brins d’ADN distincts.
Les orfèvres nous l’expliquent
L’équipe du Pr Debatisse a compris pourquoi la partie du génome FRA3-B, connue pour sa fragilité, est lente à se dupliquer. « Selon la théorie communément admise, les bulles de réplication de FRA3-B mettent plus de temps à croître que les autres. Or, nous venons de démontrer que c’est faux ! Ce n’est pas la vitesse de croissance des bulles qui est à l’origine de la lenteur de la duplication, mais le fait que leur nombre, à l’initiation du processus, est 14 fois moins important. Moins nombreuses, les bulles de réplication doivent grossir davantage avant de se rencontrer le long des brins d’ADN », explique la généticienne. Cette nuance, qui peut paraître nébuleuse aux yeux d’un non-initié, est de taille. Elle nous plonge au cœur de la vie secrète de la cellule, nous fait comprendre sa fragilité, donc notre vulnérabilité face à la maladie. Des années de travail, qui peuvent s’apparenter à de l’orfèvrerie tant la tâche est complexe et délicate, ont été nécessaires pour en arriver là.
Encadré
Un prix Nobel invité dans l’équipe
L’équipe du Pr Debatisse accueille pour des séjours de plusieurs mois des scientifiques de renom séduits par la notoriété de l’Institut Curie et le charme de Paris. 2008 a été marquée par le passage d’une hôte de marque : Elisabeth Blackburn, prix Nobel de médecine 2009. « C’est une chercheuse qui est restée humble et accessible, ce n’est pas une rockstar ! raconte Sophie Gay, doctorante. Elle assistait à nos réunions. Son regard sur notre travail nous a fait beaucoup avancer. Nous pouvions aborder des problèmes tant d’ordre technique que philosophique. » Dr Olivier Brison, chercheur et directeur de thèse de Sophie Gay, est également enthousiaste : « Les grands scientifiques savent prendre de la hauteur sur une problématique. Ils captent tous de suite l’essentiel. Leur esprit, extrêmement aigu, nous aide à prendre du recul. Car quand on a le nez dans le guidon, on a du mal à regarder la route ! »
Encadré
Un outil singulier : le peignage moléculaire
Les brins d’ADN, partie intégrante des chromosomes, sont enchevêtrés dans des pelotes très compactes. Comment faire pour les observer ? La technique du peignage moléculaire permet d’étirer et d’aligner les filaments d’ADN et de les étudier ainsi beaucoup plus facilement. Elle consiste à plonger une lame de verre traitée chimiquement dans une solution contenant les brins à analyser. Chaque molécule d’ADN se fixe sur la lame par une de ses extrémités. Comme les algues ancrées dans le sable qui se retrouvent peignées vers le large lorsque la mer se retire, les filaments d’ADN se déploient sur la lame. Ainsi déroulés, ils peuvent être observés au microscope. « Il y a seulement une quinzaine de laboratoires dans le monde qui utilisent cette technique. Elle est difficile à mettre en œuvre », confie la doctorante Sophie Gay. Doigté et persévérance sont nécessaires : « Il faut une grande force mentale lorsque l’on travaille à la paillasse sur le milieu vivant. Souvent, ça ne marche pas. Il faut toujours repartir au charbon », ajoute-t-elle.
Encadré
P53, gardienne du génome
L’équipe du Pr Debatisse travaille sur les étapes critiques de la réplication de l’ADN. Parfois, une cellule anormale est susceptible de naître. Toutefois, l’organisme a des parades. L’une d’entre elles se nomme P53. Cette protéine stimule des mécanismes de réparation ou, si les dommages sont trop importants, envoie un signal à la cellule lui ordonnant de s’autodétruire. Cette protéine, molécule indispensable au maintien de l’intégrité de la cellule, est ainsi souvent nommée « gardienne du génome ». Dans beaucoup de cancers, P53 est mutée et n’a plus la capacité de surveiller le bon déroulement de la réplication de l’ADN. Selon l’Agence internationale de recherche sur le cancer, 17 % des cancers de la prostate ont une P53 mutée. Ce chiffre s’élève à 25 % pour le cancer du sein, 33 % pour celui du pancréas, 43 % pour le cancer colorectal et 47 % pour celui des ovaires.
Encadré
Effets secondaires de la chimiothérapie : pourquoi ?
Les effets secondaires de la chimiothérapie sont bien connus : anémie, nausées, perte des cheveux… Pourquoi ce traitement, qui vise à détruire les cellules tumorales, s’accompagne-t-il de ces troubles ? La réponse est à chercher du côté de la duplication de l’ADN des cellules de l’organisme. Certaines cellules font appel plus souvent que d’autres au processus de réplication pour se multiplier. « Les substances chimiques de la chimiothérapie ciblent les cellules qui se reproduisent très vite, comme les cellules tumorales, explique Olivier Brison, chercheur dans l’équipe de Michelle Debatisse. Mais d’autres cellules se renouvellent aussi sans cesse, comme les globules rouges, les cellules de la paroi intestinale, celles de la peau et du cuir chevelu. Malheureusement, la chimiothérapie ne fait pas le tri. »