La danse des cellules
Magazine Vivre, édité par la ligue nationale contre le cancer (2ème trimestre 2011)
Reproduire le mouvement des cellules pour mieux le comprendre. Telle est l’ambition de l’équipe du Pr Carlier. Les chercheurs déchiffrent les mécanismes des cellules cancéreuses qui s’échappent de leur environnement pour créer des métastases.
Même confortablement assis dans un fauteuil, notre organisme est toujours en effervescence. Des milliards de cellules s’y multiplient et s’y agitent. Elles glissent, rampent, se faufilent. Contrairement à nous, ces cellules ne sont pas dotées d’un cerveau et de deux jambes pour aller où bon leur semble. Alors comment font-elles pour avancer, qui leur indique où aller ? La mobilité des cellules est en effet essentielle à la vie, comprendre son mécanisme est crucial. Pensons par exemple à la complexité des mouvements cellulaires lors de l’embryogénèse au cours de laquelle la vie s’organise. Dans un autre registre, pensons au processus métastatique, où les cellules cancéreuses migrent pour envahir de nouveaux tissus.
Mimer la nature pour la comprendre
Marie-France Carlier, qui dirige une équipe de 17 personnes au CNRS de Gif-sur-Yvette, œuvre depuis presque 40 ans pour répondre à cette question de recherche fondamentale. Elle s’y est attaquée par une approche originale : « La démarche classique consiste à observer les cellules et à décrypter leur façon de se déplacer dans leur environnement, explique la biologiste. Mais la complexité des mécanismes de mobilité est telle qu’il est très difficile de repérer tous les protagonistes à l’échelle moléculaire, de comprendre comment ils opèrent. Nous avons choisi de travailler ‘à l’envers’, en reconstituant brique par brique des systèmes mobiles mimant la réalité. » Il s’agit de la méthode ‘bottom-up’ (en anglais), c’est à dire du bas vers le haut, pour aller d’une structure simple et maîtrisée vers la complexité du vivant.
Comment la cellule avance et se dirige
1999 fut l’année de la consécration. Pour la première fois, les chercheurs arrivaient, par biomimétisme, à reconstituer le mouvement cellulaire en éprouvette, à partir d’un minimum de 5 protéines. Que sait-on de ce mouvement ? « L’essentiel repose sur un réseau de filaments d’actine, qui, telle une chevelure de gorgone ou bien encore une structure fractale, pousse dans la cellule et lui permet de se mouvoir, raconte Marie-France Carlier. La croissance de ce réseau exerce une pression mécanique sur la membrane interne de la cellule et la propulse en avant. » Grâce aux talents conjugués de biologistes et de physiciens, l’équipe a acquis une expertise reconnue dans le monde entier sur la protéine d’actine. « On m’appelle Mme Actine ! », avoue avec plaisir la scientifique. Les chercheurs savent comment cette protéine s’organise en réseaux de filaments, afin de produire assez de force pour déformer la cellule. Leur allongement, qui fait avancer la cellule, est directionnel. Pourquoi et comment les filaments d’actine poussent-ils dans une direction ? D’où viennent le signal et l’énergie pour cela ? Des questions ardues pour lesquelles les chercheurs ont développé des méthodes de pointe. Parmi celles-ci, un microscope équipé en microfluidique, capable de suivre le processus d’allongement de quelques filaments individuels dans un fluide dont la composition est biochimiquement maîtrisée. L’équipe du Pr Carlier développe une connaissance unique sur les filaments d’actine et leurs interactions avec une multitude de protéines qui alimentent et dirigent la progression de la cellule : Arp2/3, WASP, etc…dont certaines sont surexprimées dans les cancers.
La cellule cancéreuse se faufile
Ainsi, le décryptage de la mobilité cellulaire avance à grands pas. Il permettra, entre autres, de comprendre un des aspects du processus métastatique. Alia Al Kilani, post-doctorante dans l’équipe du Pr Carlier, étudie les réseaux d’actine créés par certaines cellules cancéreuses : « Les cellules qui veulent quitter une tumeur, pour aller se multiplier ailleurs, se meuvent de façon particulière, explique-t-elle. Les réseaux d’actine poussent de façon longitudinale, permettant à la cellule de s’aplatir et de s’infiltrer entre ses congénères pour s’échapper de la tumeur. Nous étudions toutes les étapes de formation du réseau d’actine et les protéines de régulation.» Avec de nouvelles cibles thérapeutiques en vue? Trop tôt pour le dire. Le travail de l’équipe participe à toute la chaîne du savoir pour lutter contre le cancer. Il n’est que le premier maillon, qui doit permettre de comprendre comment les mécanismes fondamentaux de mobilité d’une cellule normale sont perturbés dans l’état pathologique.
ENCADRES
Un physicien parmi les biologistes
Antoine Jégou ne s’attendait pas à rejoindre un jour une équipe de biologistes. Cet ingénieur Telecom de 32 ans a en effet débuté sa carrière dans une société privé pour déployer le réseau 3G dans différents pays. Peu motivé par son travail et las des voyages à répétition qui l’emmenaient trop souvent loin des siens, il décide en 2005 de reprendre ses études et passe un diplôme de physique de la matière condensée, avec une option de biophysique. S’en est suivie une thèse sur les mécanismes d’adhésion entre les spermatozoïdes et les ovocytes, un travail de mécanicien, mais à toute petite échelle. C’est la révélation. « Mon travail n’avait jamais été aussi passionnant et créatif », se souvient Antoine Jégou. Il y a deux ans, le physicien rejoint avec enthousiasme l’équipe du Pr Carlier en tant que post-doctorant. Il a développé un montage original de microfluidique associé à un microscope pour étudier les filaments d’actine à l’échelle individuelle. « Cela nous a permis de découvrir les mécanismes d’hydrolyse de l’ATP associée à l’assemblage des filaments d’actine et de trancher un débat qui durait depuis plus de 20 ans », s’enthousiasme-t-il.
Pluridisciplinarité et bonne ambiance
Le laboratoire comprend 17 membres, dont 4 chercheurs permanents, 10 post-doctorants, 1 étudiant en thèse et 2 autres en master. Beaucoup de nationalités s’y croisent. Actuellement, ses paillasses et ses microscopes voient passer des étudiants venant de Roumanie, de Hongrie, du Liban, de Pologne et de Suède. La disponibilité du Pr Carlier et la bonne ambiance, rapportées par plusieurs des étudiants, renforce l’attractivité du laboratoire. De plus, la pluridisciplinarité constitue la griffe de l’équipe. En effet, des physiciens sont venus compléter les biologistes, afin de décrypter les processus mécaniques au niveau cellulaire (mouvement, forces d’adhésion).
Reconnaissance prestigieuse de l’Europe
Lors du dernier colloque de la Recherche, qui s’est tenu en février dernier (Vivre n°349), la vice-présidente Jacqueline Godet a souligné à plusieurs reprises la fierté de la ligue de soutenir depuis de nombreuses années des chercheurs aujourd’hui couronnés par le Conseil européen de la recherche (ERC). Marie-France Carlier, dont l’équipe est labellisée depuis 12 ans, en fait partie. L’ERC, qui se qualifie comme « la première organisation européenne à soutenir des projets de recherche fondamentale sur le seul critère de l’excellence scientifique d’un chercheur », vient en effet de décerner à la biologiste un financement de 5 ans qui lui permettra d’étoffer son équipe. Le Pr Carlier arrive en fin de carrière. Ce contrat fraîchement gagné lui donne envie de repousser l’échéance de la retraite. « Je devais partir en août 2011, mais je ne suis pas encore en fin de course ! », plaisante-t-elle. Grâce à son nouveau statut de Professeur émérite, elle pourra continuer à faire bénéficier son laboratoire de son savoir pendant encore quelques années. Marie-France Carlier a, pour la première fois, décliné l’aide financière de la ligue pour ne pas cumuler plusieurs financements. Elle tient toutefois, par fidélité, à garder le label.